lundi 12 avril 2010

Echoués sur la grève



Le panneau géant égrène ses chiffres et ses lettres, hautain. Les retards semblent se répandre de train en train comme une maladie contagieuse, un virus contre lequel personne n’aurait trouvé de remède. D’abord un, puis trois, puis tous.

Les yeux descendent de ligne en ligne avec inquiétude, s’aperçoivent qu’ils sont sur la liste des arrivées pour certains. Ceux qui trouvent l’information recherchée se retournent soudain en gonflant les joues, tels des footballeurs ayant loupé un tir au but. Le train pour Paris est annoncé avec un retard de 50 minutes ; un grondement sourd se répand dans la foule, un peu atténué par les soupirs de frustration des passagers qui vont à Besançon, dont le train vient d’être supprimé. Certains cherchent des employés de la SNCF, un sac dans une main et un enfant dans l’autre, comme les passagers d’un bateau en perdition chercheraient les canots de sauvetage. Un rapide tour d’horizon aboutit à la conclusion que les rats ont quitté le navire.

Une voix avec l’accent du sud prie les passagers d’accepter les excuses de la compagnie et annonce un retard en augmentation exponentielle. Personne ne sait vraiment s’il s’agit du début d’une grève ou d’un problème technique, ni si le train partira un jour. Tout le monde reste cependant dans la gare, accroché à un coin de carrelage durement négocié, dans l’attente vaine d’une bonne nouvelle. Chacun surveille sa ligne de panneau d’affichage, espérant peut-être qu’avec une attention suffisante les chiffres allaient changer dans le bon sens. Perdu, l’horaire prend encore une claque d’une demi-heure.

Une petite vieille fatiguée reste debout au centre de cette forêt de visages hagards. Elle est la seule à ne pas regarder le panneau, elle cherche surtout une place assise. Son cabas à roulettes est posé à ses côtés, presqu’aussi grand qu’elle. Les personnes sur qui son regard implorant se pose détournent rapidement le regard pour ne pas être accusées de l’avoir vue. Seul un petit garçon ébahi la fixe comme si elle lui hurlait dessus.

Personne ne hausse le ton mais la gare est emplie d’une protestation retenue. Chacun attend un héros pour dénoncer l’indifférence dont on fait preuve à leur égard, mais tout le monde sait que le premier qui bougera sera la cible des regards courroucés du reste du troupeau compréhensif et solidaire des bien-pensants. Hurler intérieurement sans jamais faire la moindre vague, tel est l’art subtil de la foule. Une foule n’en est plus une si les individualités commencent à s’exprimer.

La voix au micro continue d’aiguillonner les voyageurs. Les excuses répétées, nouveau supplice de la goute d’eau, ont raison d’un couple de trentenaires qui emmènent bagages et marmots à l’extérieur pour héler un taxi. Une affichette conseille d’appeler Infolignes pour connaître les conditions de trafic. On peut presque lire « démerdez-vous » en filigrane. Ceux qui ont passé le plus de temps debout semblent de plus en plus tourner en rond, ayant sans doute appris par cœur l’intégralité des inscriptions présentes autour d’eux, de l’affiche pour le dernier film à l’eau de rose aux panneaux de sorties d’incendie. Un adolescent détaille avec passion un coin de mur légèrement fissuré.

Soudain, un mouvement de foule ; le train pour Paris est annoncé voie B. Certains se mettent à courir, tout le monde empoigne ses bagages, la petite vieille regarde timidement l’escalator pour déterminer le moment où elle pourra s’y engouffrer sans trop de risque. A voir l’agitation mêlée de soulagement qui anime soudain le troupeau, on se demande ce que serait devenue cette énergie si l’attente avait été plus longue, ou le train annulé. Une dame fait tomber son sac, se fait bousculer. Tout le monde se calme brutalement, et se met à emprunter l’escalator avec un empressement discipliné. Chacun rentre dans le rang, rassuré de pouvoir enfin prendre une direction.

Albert empoigne sa valise avec calme. Il est content, il a passé 21 niveaux à WallBreaker sur son téléphone. Et il lui reste Mickey Parade pour le voyage.

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