lundi 4 janvier 2010

Tel verre tel fils

« Vous cherchez JC ? »

La grosse fraise rouge qui nettoyait ses godets à Ricard derrière le comptoir bardé de blessures de guerre me regardait d’un œil soupçonneux. D’un œil seulement, son strabisme divergent l’empêchant de concentrer tout son regard torve sur un seul interlocuteur à la fois.

« Passque si vous le cherchez, va falloir attendre. Il est jamais debout à cette heure là, surtout un lundi matin. Ça le déprime les lundis matins. »

Le chiffon usé jusqu’à la corde fait des galipettes au fond des verres douteux. Ce qui aurait été un tapis de mégots avant la loi Evin était maintenant un plaisant mélange de coquilles de pistache et de tickets perdants de Rapido. Le zinc porte les marques des innombrables débats politiques ou philosophiques qui ont eu l’endroit pour théâtre, lustré par les coudes, constellé de ronds plus ou moins larges, brûlé à certains endroits, et même scarifié du nom vacillant d’un certain Momo, probable amour d’un soir.

« Y a personne à s’t’heure. Y a de moins en moins de gens de toute façon. Ah ben c’est à cause de toute cette crise, et pis si y avait pas l’Irak aussi… »

Je ne saisis pas la perche qu’il me tend, même s’il manque de m’assommer avec en me la frottant sous le nez. Il reste en arrêt quelques secondes en me détaillant de son œil droit, puis se remet à frotter ses verres.

« Moi j’ai toujours été contre la guerre en Irak. En plus ils nous avaient rien fait ces cons d’arabes. Enfin je dis ça c’est pas raciste hein, mais c’est vrai qu’ici ils ont plutôt tendance à foutre la merde hein… Mais moi là bas ils me dérangent pas. D’ailleurs j’crois que JC il vient plus ou moins de là-bas, faudra lui demander… Vous le connaissez bien JC ? »

Je vois bien qu’il me sera difficile de garder mon mutisme sans paraître impoli. Nous sommes seuls et il a manifestement décidé de me passionner. Curieux qu’il ne m’ait pas encore payé un verre d’ailleurs.

« allez y a personne, vous savez quoi je vais venir m’asseoir avec vous ; je vous paye un verre, vous buvez quoi ? »

Sans blague.

« Ok je vous sors ma prune maison, vous m’en direz des nouvelles. Bon les citadins ils voient ça un peu tôt, mais vous verrez ça réveille une discussion. JC il s’en envoie une dès qu’il arrive, comme ça, pour dire bonjour. J’aime bien JC moi. »

Deux petits ballons se retrouvent entre nous deux sur la table, remplis d’un alcool blanc manifestement très fort au vu de la quantité. Le tôlier se serre en face de moi et me regarde comme s’il hésitait à m’expliquer comment boire sa liqueur.

Premier round. L’alcool emporte avec lui mes dents, ma langue et ma glotte au fond de mon estomac. Au bout d’une minute ou deux, je retrouve ma voix naturelle et parviens à poser quelques questions.

« JC ? bizarre ? c’est rien de le dire ! Du jour où je l’ai vu arriver je me suis dis : Ce type là il est pas comme les autres. M’enfin il nous a bien fait rire quand même, c’est pour ça on lui tient pas rigueur, savez. Bon il a un peu des grands discours et il donne un peu des leçons à tout le monde, mais si vous l’aviez vu quand il a débarqué au mariage de mon cousin et qu’il a passé la nuit dans la cuisine à essayer de changer un verre d’eau en vin, j’en ai encore les côtes qui me chatouillent rien que d’y penser. Au final il essayait même de faire du Gin, de la Vodka ou du Bain de bouche, mais rien n’y a fait. Il nous a toujours soutenu qu’il avait réussi une fois, notez. Ah, sacré JC ! »




Deuxième ballon. Je me demande combien il en faut avant de perdre ses dents. Cinq ? six ?

« Une fois aussi il nous a bien fait rire, quand il a voulu aller se balader près du lac artificiel. Il nous dit à tous de venir avec lui, il était tellement dans son truc, personne a osé dire non… On l’a suivi donc, et arrivé près du lac il a pris le ponton et nous a dit de bien regarder. Et là, on n’a pas trop compris : il marché jusqu’au bout, et il a continué comme s’il s’attendait à marcher comme ça jusqu’en Amérique… Evidemment il a coulé à pic, il fallu que José plonge pour aller le récupérer, vu qu’il sait pas nager cet abruti. Le plus drôle c’est qu’il avait l’air aussi surpris que nous. »

Je mets ma main sur mon verre avant le troisième service, trop tard. Tant pis.

« Des fois je me dis qu’il est peu taré JC, même si franchement c’est vraiment un gentil gars. Tiens par exemple, une fois y a un gros gars qu’on connaissait pas qui lui a mis une mandale passqu’il était pas poli avec sa nénette, eh ben JC il lui a couru après en lui tendant l’autre joue. Personne a compris ce jour là. En tout cas le gros type en a profité pour lui en refiler une qui l’a fait voler derrière le comptoir. »

Je décide de prendre congé. La troisième tournée ne passe pas du tout. Je place vite fait un rire un peu forcé et je me lève.

« Oh ben non, partez pas, en plus il va pas tarder chuis sûr, là il doit être en croix chez lui à se remettre de la soirée d’hier… Vous voulez que je l’appelle ? Allez je l’appelle. Je vous passe le téléphone après. »



J’entends le répondeur à l’autre bout de la ligne ; une musique de Patrick Sébastien recouvre presque totalement une voix avinée qui demande de laisser un message. Je laisse mes coordonnées et le but de ma visite.
Je rends son téléphone au tenancier. Sa main tremble, et même la patate ravinée qui lui sert de nez a perdu un peu de son rouge vif.

« Euh, scusez Msieur, jvous avais pas reconnu. Perso jvous ai toujours aimé en vrai, mais faut avouer que ces derniers temps on vous a pas trop vu quoi… Et JC il nous en a jamais parlé alors vous comprenez… Et, euh, ce que vous venez de dire là, c’est vrai ? jveux dire, c’est pas juste pour lui faire peur ? »

Je confirme.

« Et il faut faire quoi ? Jdois rester là ou faut se carapater ? »

Je lui réponds qu’il fait ce qu’il veut et prends congé. Il me rattrape dans la rue déserte.

« bon et votre fils je lui dis quoi alors s’il me demande ? Qu’il faut qu’il rentre pour l’apocapispe, enfin votre truc là ? »

Je lui dis que s’il pouvait déjà arrêter de déconner, ça serait pas si mal. De toute façon depuis le début je savais que j’aurais des emmerdes avec ce gosse.






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